21 août 2018 – Entretien

« La traduction reste mon métier et doit me permettre de vivre »

Rose Labourie est une jeune traductrice française au parcours étonnant. Suite à sa participation à un atelier ViceVersa en janvier, elle est revenue au Collège de traducteurs Looren cet été. Elle nous parle de son succès et de ces premiers pas dans la traduction, ainsi que de l’importance des espaces où les traducteurs peuvent se retrouver et interagir.

Rose, que traduis-tu en ce moment ?
Je travaille sur le roman de Chris Kraus, Das kalte Blut, dont la traduction devrait paraître en France l’an prochain. C’est un livre très volumineux puisqu’il y a près de 1 200 pages à traduire. C’est à la fois un roman d’espionnage et un récit familial, mais aussi une fresque historique et une histoire d’amour. Le texte pose également la question du mal et de ses incarnations. L’intrigue se déroule sur une bonne partie du XXesiècle et dans différents pays, entre la Lettonie, l’Allemagne et Israël. L’éditeur m’a donné un an pour traduire ce livre : nous sommes à la moitié de l’année et j’en suis à la moitié de ma traduction, donc pour le moment tout va bien.

Qu’est-ce qui t’a interpellée dans ce texte et t’a donné envie de le traduire ?
Il se trouve que j’avais déjà lu et aimé ce livre au moment de sa sortie, et par hasard, l’éditeur français qui en a acquis les droits m’a contactée quelque temps après en me proposant de le traduire. Ce roman m’a tout de suite plu par son aspect foisonnant et son côté très documenté. En même temps, dès les premières pages, on est emporté par un véritable souffle épique, et on a envie de connaître la suite. À sa manière d’écrire, on sent que Chris Kraus n’est pas seulement romancier, mais aussi cinéaste.

« L’essentiel est que le livre me parle en tant que lectrice. »


Tu es une traductrice très productive et tu as déjà traduit beaucoup d’œuvres littéraires sur des sujets complètement différents. Comment choisis-tu les livres que tu traduis ?
Il y a quelques maisons d’édition avec lesquelles je travaille régulièrement, mais je suis aussi ouverte aux nouvelles propositions d’autres éditeurs, comme cela s’est produit avec le roman de Chris Kraus. Au fil du temps, j’ai de plus en plus la possibilité de choisir les textes sur lesquels je travaille, mais la traduction reste mon métier et doit me permettre de vivre, donc il y a un principe de réalité. Je n’ai pas vraiment de critères de sélection précis, l’essentiel est que le livre me parle en tant que lectrice. Une traductrice passe des mois en tête à tête avec un texte : au départ, il faut qu’il y ait une étincelle.

Comment arrives-tu à mener à bien tous ces projets ?
Je n’ai pas d’autre activité professionnelle, j’ai donc la chance de pouvoir consacrer toutes mes journées à la traduction. À Paris, je vais travailler tous les jours dans un espace de coworking appelé la Fontaine O Livres, qui est spécialisé dans le domaine du livre et de l’édition. Au quotidien, je suis donc entourée d’autres traducteurs, agents ou éditeurs, c’est un environnement de travail très motivant.

Y a-t-il un livre que tu voudrais absolument traduire ? Si oui, lequel ?
En ce moment, je suis surtout accaparée par ma traduction actuelle : la masse de Das kalte Blut implique de s’y immerger entièrement. Ensuite, je vais passer à la traduction du dernier roman de Juli Zeh, une auteure que j’aime beaucoup et que je me réjouis déjà de retrouver.

Comment es-tu devenue traductrice ? 
Comme beaucoup de traducteurs : un peu par hasard et pas complètement non plus. J’ai étudié les lettres classiques à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. La traduction m’a toujours intéressée, mais je n’ai pas fait à proprement parler d’études de traduction. Ce qui m’a vraiment aidée à démarrer dans le métier, c’est l’École de traduction littéraire, organisée par le Centre national du livre et l’Asfored à destination des jeunes traducteurs, que j’ai suivie en 2015-2016. Chaque promotion dure deux ans : les participants se retrouvent un samedi sur deux pour des ateliers de travail avec des traducteurs chevronnés, mais aussi des rencontres avec des professionnels de l’édition, des directeurs littéraires ou des correcteurs par exemple. En France, cette formation est unique, car elle est ouverte à toutes les langues et toutes les combinaisons de langues. L’idée de départ d’Olivier Mannoni, traducteur de l’allemand qui a fondé l’ETL en 2012, est que l’acte de traduction est le même dans toutes les langues. C’est un principe très fécond qui est l’un des éléments du succès de cette école et de ses différentes promotions.

« À Looren, j’aime le fait que les traducteurs viennent vraiment des quatre coins du monde. »


Tu traduis en ce moment de la littérature allemande, mais tu as aussi déjà traduit de la littérature anglaise. As-tu une préférence pour l’une ou l’autre ?
Aujourd’hui, j’essaye dans la mesure du possible de privilégier les traductions de l’allemand, bien moins répandues en France que celles de l’anglais. La littérature de langue allemande y est encore relativement mal connue et souffre parfois de certains clichés. En tant que traductrice, j’aime l’idée de contribuer, à ma petite échelle, à la diffusion de cette littérature qui a beaucoup à offrir.

Comment as-tu obtenu ton premier contrat de traduction ?
Pendant mes études, j’ai fait plusieurs stages en maison d’édition, dans des services de littérature étrangère. C’est chez Flammarion, il y a cinq ans, qu’on m’a proposé ma première traduction de l’anglais : Le Journal d’Edward, hamster nihiliste de Miriam et Ezra Elia. C’est un tout petit ouvrage illustré qui raconte avec beaucoup d’humour l’histoire d’un hamster dépressif. Contre toute attente, Le Journal d’Edward a été un vrai petit best-seller et continue d’être réédité des années après. Ensuite, Flammarion m’a proposé d’autres traductions, et j’ai progressivement élargi mes contacts dans le monde éditorial.

Combien gagne-t-on en France pour la traduction d’un feuillet standard de littérature ? (1500/1800 signes, espaces compris)
Cela dépend des langues. Plus la langue est considérée comme rare, plus les tarifs peuvent augmenter, sachant que l’anglais est le moins bien rémunéré. Pour l’allemand, le feuillet oscille entre 18 et 23 euros. Il faut savoir qu’en France, le Centre national du livre a fixé un tarif minimum de 21 euros le feuillet, toutes langues confondues, pour qu’une demande de subvention soit considérée comme recevable : c’est un seuil de référence qui peut désormais être utilisé comme argument par le traducteur au moment des négociations avec l’éditeur.

Ce n’est pas ton premier séjour chez nous. Qu’est-ce que tu apprécies dans le Collège de traducteurs Looren ?
Les résidences de traduction sont pour moi des lieux privilégiés. Tout est fait pour que les traducteurs puissent travailler et échanger entre eux dans les meilleures conditions possibles. À Looren, j’aime le fait que les traducteurs viennent vraiment des quatre coins du monde. Le cadre est évidemment fantastique, bien différent de la vue que j’ai de mon bureau parisien. Il y a aussi une atmosphère particulière qui prend tout son sens quand on connaît l’histoire de la maison : l’ambiance y est à la fois conviviale et stimulante.

« C’était une parenthèse hors du temps dont je garde un souvenir très fort. »


Trouves-tu qu’il y a une différence entre ton séjour en tant que participante à un atelier et ton séjour actuel en tant que traductrice individuelle ?
Ce sont deux séjours complètement différents. Quand je suis venue pour la première fois à Looren, en janvier dernier, c’était pour participer à l’atelier ViceVersa français-allemand organisé par le Deutscher Übersetzerfonds et la Robert Bosch Stiftung. Pendant une semaine, nous avons travaillé sur les extraits de traduction apportés par chacun des participants, et le rythme était assez intense. Cette fois-ci, j’organise mes journées comme je veux, et le soir, je retrouve parfois les autres traductrices pour un dîner international.

Quelle a été ta rencontre la plus marquante au Collège de traducteurs Looren ?
J’ai été très marquée par la rencontre collective de mon premier séjour ici. Nous étions dix participants à cet atelier ViceVersa, cinq traducteurs de l’allemand vers le français et cinq traducteurs du français vers l’allemand, sous la houlette de Juliette Aubert et de Brigitte Grosse. Nous avons passé nos journées à échanger sur nos textes tandis que la neige tombait dehors, et nos soirées à parler traduction en buvant du vin. C’était une parenthèse hors du temps dont je garde un souvenir très fort. La traduction est une activité par nature solitaire, et ces moments-là sont précieux. Je trouve formidable qu’il existe des lieux comme Looren pour rendre possible ce type de rencontres.  

Courte biographie :  Depuis 2014, Rose Labourie est traductrice littéraire à plein temps de l’anglais et de l’allemand vers le français. Elle a fait partie de la promotion 2015-2016 de l’École de traduction littéraire et est membre de l’Association des traducteurs littéraires de France. Elle traduit principalement de la fiction et s'intéresse tout particulièrement à la réception de la littérature germanophone en France. https://roselabourie.wordpress.com

Entretien: Sarah Widmer; Photo: R.B.

Pays: France

Langue(s)-source : allemand et anglais

Langue(s)-cible : français

Traductions : (échantillons de 3-4 traductions déjà publiées, d'autres sont visibles sur la photo)

Pose tes yeux sur moi, Mareike Krügel, Nil, 2018
Le Goût sucré des souvenirs, Beate Teresa Hanika, Les Escales, 2018
Brandebourg, Juli Zeh, Actes Sud, 2017
Merci bien pour la vie, Sibylle Berg, Actes Sud, 2015

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